Quatre universités québécoises ont fait le saut: les relations intimes entre professeurs et étudiantes y sont désormais proscrites. Une façon de protéger les étudiantes ou brigade des moeurs?
Pendant deux sessions, il l’a courtisée alors qu’elle suivait ses cours. Anne-Marie était flattée; il était une sommité de leur domaine. Puis, pour souligner le début des vacances d’été, quelques étudiants et le professeur se sont réunis chez Anne-Marie*, qui habitait près de l’université. C’est là que c’est arrivé, leur première fois.
Mais le romantisme a vite fait place au malaise. « Je n’avais pas d’autre choix que de suivre son cours à l’automne, parce que c’était là-dedans que je voulais étudier, raconte Anne-Marie. C’était donc mon professeur, mais en même temps, c’était mon amant. »
Les gens impliqués dans ces relations vivent « souvent dans l’ombre, en cachette », selon la professeure de sexologie à l’Université du Québec à Montréal Manon Bergeron, ce qui explique l’absence de statistiques sur le sujet. Elle ajoute que, dans la grande majorité des cas, le professeur est un homme, et l’étudiante, une femme.
Au Québec, la loi 22.1, sanctionnée il y a près de deux ans, oblige les universités et les cégeps à encadrer ces relations. Mais le terme « encadrer » est si vague, juridiquement, qu’il permet aux universités d’interpréter cet aspect de la loi de la façon qu’elles l’entendent.
Au minimum, les universités doivent obliger les personnes qui ont une relation concomitante d’autorité et d’intimité à les déclarer pour éviter les conflits d’intérêts. Quatre universités ont été au-delà de ces exigences en les interdisant.
La professeure de littérature Martine Delvaux a participé au processus de révision de la politique de l’UQAM et elle a organisé plusieurs conférences sur les relations professeur-étudiante. « Certains disent que les institutions qui proscrivent ces relations-là adoptent une position paternaliste. Peut-être », admet-elle. Mais c’est ce qui leur a semblé le plus juste, explique la professeure, puisque le comité souhaitait avant tout protéger les étudiants.
Sans interdiction claire, il y a un flou, croit la Fédération étudiante de l’Université de Montréal (FAECUM). « Ça met tout le monde — tant l’étudiante, que le professeur et l’administration — dans une position inconfortable, constate la secrétaire générale, Sandrine Desforges. On a préféré prévenir ces situations-là en empêchant qu’il y ait une relation dès le départ. »
Alexandre Chabot, secrétaire général de l’Université de Montréal, admet que son institution a bousculé certaines pratiques, mais demeure convaincu que c’était la chose à faire. « On voulait envoyer un message, mais on se disait aussi que ça serait plus simple à gérer, à expliquer et à communiquer en disant : “c’est interdit comme c’est le cas pour un médecin et son patient”. »
Le Syndicat général des professeurs et professeures de l’Université de Montréal (SGPUM) croit plutôt que ça incite le couple à garder le silence. Audrey Laplante, la vice-présidente, souligne qu’aucune déclaration n’a été faite à l’Université de Montréal depuis la mise en oeuvre de la politique, le 1er août dernier. « En interdisant les relations prof-étudiante, on ne favorise pas le dévoilement. On se demande donc si c’est vraiment la meilleure façon de faire. »
Des contestations à prévoir
De telles interdictions pourraient être contestées devant la Cour, selon la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU). C’est ce qu’a déterminé la firme d’avocats Rivest et Schmidt, qui a eu le mandat d’analyser les politiques des universités dont les syndicats sont membres de la FQPPU.
L’avis sur la politique de l’UQAC, obtenu par Radio-Canada, révèle que « l’interdiction complète […] pourrait être jugée déraisonnable ou contraire à la Charte par un tribunal. ».
La FQPPU admet qu’il faudra attendre que des cas surviennent pour évaluer comment les politiques sont appliquées concrètement. Une position partagée par l’avocat Charles B. Côté, qui entrevoit « sans aucun doute » des contestations de la part de professeurs. « C’est trop large, trop restrictif, puisqu’on parle quand même de deux adultes consentants. »
« Présentement, les dispositions sont nouvelles et portent à interprétation, dénonce-t-il. Ce qui est dommage, c’est qu’avant d’avoir une jurisprudence, ça va prendre des abus qui, eux, vont avoir des conséquences sur les victimes. »
Des conséquences considérables
Les séquelles sur l’étudiante varient d’une relation à l’autre, explique la sexologue Manon Bergeron, mais il n’est pas rare que son parcours scolaire en souffre. Certaines abandonnent le cours que leur amant enseigne. Ce fut le cas d’Anne-Marie, qui devait composer avec le jugement de ses pairs.
« Tous les regards étaient posés sur moi, se remémore Anne-Marie, la voix tremblante. Les étudiants me jugeaient et c’était moi qui étais “la pute”. » On l’accusait aussi d’être naïve, d’avoir « couru après ».
D’autres étudiantes changent d’université, ajoute Manon Bergeron, ou vont jusqu’à abandonner leurs études. « Ces rapports finissent souvent par être connus de la communauté universitaire, selon la professeure Martine Delvaux, et le conflit d’intérêts engendre typiquement de l’envie et de la méfiance des autres étudiants. »
Plus d’une vingtaine d’années après les événements, Anne-Marie suit toujours une thérapie. « Je sais aujourd’hui que l’admiration qu’on voue à un professeur est quelque chose de beau, de naturel. C’est au professeur de mettre une limite, comme un médecin le fait avec ses patients. »
Consentement éclairé, ou vicié?
La relation d’autorité peut créer un déséquilibre entre les deux partenaires, croit Martine Delvaux. « Sur le coup, quand il nous séduit — quand il nous choisit — cette élection-là donne l’impression que la toute-puissance est du côté de la fille. »
Anne-Marie pose aujourd’hui un regard bien différent de celui de la femme de 20 ans qu’elle était alors. « C’est comme une sorte d’ivresse. Ton professeur t’aime, c’est toi qui es l’élue, il peut tout faire de toi. » Elle affirme, d’une voix assurée, qu’il faut proscrire ces relations. « Il est grand temps que les professeurs prennent conscience du pouvoir qu’ils exercent sur leurs étudiants. »
Toutes les politiques ne définissent pas le consentement de la même façon lorsqu’il est question d’un rapport d’autorité, mais toutes admettent au minimum qu’il peut compromettre le consentement. Pour l’avocat Charles B. Côté, toutefois, il faudrait clarifier la notion de consentement dans la plupart des politiques.
Il cite l’exemple de la politique de l’UQAR, qui établit que « l’existence d’une relation pédagogique […] peut empêcher une personne de librement consentir à une relation ».
Cette formulation manque de clarté, selon Me Côté. « Dans quel cas ça peut l’empêcher et dans quel cas ça ne l’empêche pas? Et qui peut l’empêcher? » Les politiques de plusieurs autres universités ne définissent pas suffisamment la notion de consentement, ou même celle d’abus de pouvoir ou d’autorité, selon lui.
Radio-Canada a écrit au ministère de l’Éducation vendredi dernier afin de savoir si Québec compte modifier la loi qui encadre les relations prof-étudiantes. Il n’a toujours pas répondu à nos questions au moment de publier.
Un travail de longue haleine
Les débats soulevés par l’adoption de la loi 22.1 ont largement sensibilisé les professeurs sur leur rôle et leurs responsabilités, croit le président de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, Jean Portugais. « Ça envoie le signal à tout le monde : on fait le ménage, comportez-vous correctement. »
Il est toutefois trop tôt pour célébrer, prévient-il. « On a mis une solution en place, reste à voir de quelle façon elle sera appliquée. » Une position partagée par Sandrine Desforges, de la FAECUM, qui ajoute que les universités doivent maintenant investir suffisamment pour s’assurer que ces politiques sont efficaces.
« On le sait que ça n’empêchera pas les professeurs toxiques d’agir », avoue Anne-Marie. Elle souligne que l’important, c’est que les victimes aient désormais accès à de l’aide juridique et psychologique. « Les victimes ne sont plus abandonnées à elles-mêmes. »
* Nom fictif pour préserver son anonymat.