Jouir d’un pouvoir est une chose, l’exercer de manière arbitraire en est une autre : réponse à Patrice Garant

Patrice Garant, dans une lettre d’opinion parue au Devoir le 31 janvier 2024, interpellait directement la Fédération en soutenant que le pouvoir de nomination du gouvernement et des ministres était en crise. De nombreuses inexactitudes s’y glissent, et il nous apparaissait essentiel de revenir sur la plus importante : non seulement la Loi sur la liberté académique parle de l’autonomie des universités, mais cette autonomie figure, noir sur blanc, au cœur des principes sur lesquels repose la loi. Nous reproduisons ici la réponse de Madeleine Pastinelli, parue le 2 février 2024 dans Le Devoir.

Dans une lettre au Devoir parue le 31 janvier, notre collègue Patrice Garant remet en cause les oppositions à la décision du gouvernement de ne pas procéder à la nomination de Denise Helly au CA de l’INRS. Le professeur Garant insiste sur le caractère discrétionnaire de ce pouvoir et sur le fait que le gouvernement a, en vertu de la Loi sur l’Université du Québec, toute la liberté de l’exercer comme bon lui semble et qu’il n’aurait pas de compte à rendre en la matière. L’argumentaire déployé pose des problèmes importants et débouche sur des conclusions qui nous semblent intenables. Vu l’importance de ce qui est en jeu et puisque le collègue Garant nous interpelle directement dans sa lettre, nous ne pouvons nous empêcher d’y réagir.

Monsieur Garant insiste d’abord sur la distinction entre le pouvoir de recommandation dévolu à différentes instances, en l’occurrence au corps professoral de l’INRS qui a désigné la professeure Helly, et le pouvoir discrétionnaire de nomination du gouvernement, qui ne serait pas tenu de suivre la recommandation qui lui est ainsi faite et serait parfaitement libre de l’ignorer pour nommer qui bon lui semble. Monsieur Garant a raison : la loi sur l’UQ, dont relève l’INRS, prévoit effectivement que le gouvernement jouit d’un tel pouvoir. Mais il me semble essentiel à mon tour de rappeler ici une autre distinction fondamentale dont fait abstraction Monsieur Garant, soit celle qu’il convient de faire entre un pouvoir et son exercice. Jouir d’un pouvoir est une chose, l’exercer de manière arbitraire, idéologique ou partisane en est une autre. Or, jusqu’ici, ce pouvoir a habituellement été exercé dans le respect de certains principes, notamment celui de la direction collégiale des universités et, n’en déplaise à monsieur Garant, de leur relative autonomie. En faisant fi de ces principes, le gouvernement caquiste nous fait basculer dans un registre où on peut avoir de sérieuses raisons de s’inquiéter pour l’institution universitaire et sa mission d’intérêt public.

Jouir d’un pouvoir est une chose, l’exercer de manière arbitraire, idéologique ou partisane en est une autre. Or, jusqu’ici, ce pouvoir a habituellement été exercé dans le respect de certains principes.

Rappelons que la poursuite de cette mission – la production et la diffusion d’un savoir critique qui sont nécessaires à l’avancement des connaissances et au fonctionnement démocratique de nos sociétés – n’est possible que si on respecte l’autonomie des universités, sans laquelle il ne saurait y avoir de réelle liberté académique. Contrairement à ce qu’affirme monsieur Garant, non seulement la Loi sur la liberté académique parle de l’autonomie des universités, mais cette autonomie figure, noir sur blanc, au cœur des principes sur lesquels repose la loi. En effet, le troisième de ces principes reprend textuellement la recommandation de l’UNESCO de 1997 et reconnait que « le plein exercice des libertés académiques suppose l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur », le suivant affirme que cette autonomie est une condition essentielle à la mission des universités et le cinquième et dernier principe affirme « qu’il y a lieu de veiller à ce que ces établissements d’enseignement puissent accomplir leur mission sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale ».

Notre collègue termine son texte en expliquant qu’il ne voit pas en quoi le refus du gouvernement de nommer la professeure Helly constitue une atteinte à la liberté académique, puisque cela ne l’empêche pas de poursuivre ses recherches.  Cet argument a été soulevé par plusieurs commentateurs de cette affaire, Monsieur Garant n’étant manifestement pas le seul à faire ce genre de lecture restrictive de la liberté académique. Or, il nous semble clair que la décision du gouvernement dans ce dossier porte atteinte à cette liberté, parce qu’on a toutes les raisons de croire que le refus d’entériner la nomination de la collègue Helly est lié aux travaux de recherche qu’elle a menés. Dans le contexte, cette décision est, au minimum, de nature à avoir un effet inhibiteur non seulement sur Denise Helly, mais plus largement sur l’ensemble des collègues du réseau de l’Université du Québec qui auraient de bonnes raisons de vouloir mener le même genre de recherche qu’elle et qui risquent désormais de s’inquiéter sérieusement des conséquences que cela pourrait avoir sur leur carrière. Ce faisant, cette intervention limite la possibilité pour les collègues d’exercer librement leur activité « sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale » comme le prévoit la loi. 

On pourrait s’attendre du gouvernement qui a fait adopter cette loi qu’il en respecte les principes, notamment quand vient le temps d’exercer le pouvoir de nomination que lui confère la Loi sur l’UQ. J’ose espérer que Monsieur Garant n’irait pas ici jusqu’à nous dire que non seulement le gouvernement est libre d’exercer son pouvoir comme il le veut, mais qu’il peut aussi agir dans le complet mépris des principes qui sont au fondement d’une loi qu’il a lui-même fait adopter. D’ailleurs, si on voulait pousser jusqu’au bout l’argument de ce que permet le pouvoir prévu par la Loi sur l’UQ, prise isolément, on pourrait suivant la perspective de mon collègue en venir à la conclusion que, si le gouvernement le souhaitait, il aurait également le pouvoir de transformer l’ensemble des institutions régies par la Loi sur l’UQ en organes de propagande au service du parti au pouvoir. Une telle lecture serait évidemment absurde.

J’ose espérer que Monsieur Garant n’irait pas ici jusqu’à nous dire que non seulement le gouvernement est libre d’exercer son pouvoir comme il le veut, mais qu’il peut aussi agir dans le complet mépris des principes qui sont au fondement d’une loi qu’il a lui-même fait adopter.

Retraçant avec lui l’histoire de la Loi sur l’UQ, on peut se demander ce qu’avaient à l’esprit, en donnant au gouvernement ce pouvoir de nomination, ceux qui ont écrit la Loi sur l’UQ en 1968, alors qu’on était surtout occupé à mettre en place une université laïque, se distinguant des universités à charte dans lesquelles ce sont des autorités religieuses qui exerçaient d’importants pouvoirs de nomination. Pour mieux saisir le caractère symbolique du pouvoir confié alors au gouvernement, on peut se référer au propos du premier ministre Bertrand qui disait, au moment de la première lecture du projet de loi le 5 décembre 1968, à propos de ce pouvoir de nomination que « L’Université du Québec est donc une corporation publique distincte de l’Etat et n’étant pas plus soumise à lui que ne le sont les universités actuelles. Ce n’est pas dans la tutelle du gouvernement sur l’Université du Québec qu’il faut chercher des preuves de son caractère public. » La perspective était reprise et approfondie par le député Goldbloom, dans les débats du 9 décembre 1968, alors que, parlant du rôle de l’État, il insistait sur l’importance de la liberté académique, de l’autonomie des administrateurs de l’UQ et sur la nécessité de « faire des efforts particuliers pour conserver la liberté de l’enseignement dont nos universités ont toujours joui et dont elles devront pouvoir continuer de jouir. » 

Comme le suggère notre collègue, dans les discussions qui ont entouré l’adoption de la Loi sur la liberté académique en 2022, il n’a pas été question de modifier la Loi sur l’UQ pour lui assurer une plus grande autonomie. Mais c’est peut-être parce que nous considérions alors comme parfaitement impensable le genre d’exercice du pouvoir que le gouvernement Legault semble aujourd’hui considérer comme légitime. Peut-être qu’au point où nous en sommes, il deviendra pertinent d’avoir des discussions qui ne l’étaient pas jusqu’ici. Parce que Monsieur Garant a parfaitement raison sur un point : rien ne va plus avec l’exercice du pouvoir de nomination du gouvernement !

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